RÉFLEXIONS SUR L’INTERPRÉTATION DES SENSATIONS DANS LA PRATIQUE DU NIDRA YOGA TRANSMISE PAR ANDRÉ RIEHL
REGARDS CROISÉS D’APRÈS LA TRADITION INDIENNE DU NIDRA YOGA ET LA TRADITION CHINOISE DU QIGONG TUINA
PAR AMAËL FERRANDO
FONDATEUR DE KENDREKA – HÉRITIER DE LA LIGNÉE BAI
Introduction
Bercé depuis une quinzaine d’années dans une tradition taoïste chinoise, j’ai découvert le Nidra Yoga avec le sentiment de pénétrer dans un monde complètement nouveau.
J’ai abordé les exercices avec une entière candeur, sans chercher à comprendre les expériences vécues autrement que comme des découvertes. Je me suis offert le bonheur d’aborder cette tradition sans rien en attendre d’autre que de me découvrir moi-même un peu plus.
A l’heure où il m’est proposé de rédiger un mémoire, je reconsidère mon vécu des pratiques, en tentant d’en distinguer une partie du sens. A mes yeux, ce sont ce vécu, ces expériences, qui constituent la valeur d’une tradition. Dès qu’elle s’en éloigne, la spéculation abstraite me semble trop porteuse du danger d’égarement pour avoir une quelconque valeur pratique.
Ces expériences peuvent être comprises sous des angles très divers. Il est évident que c’est avec les outils de leur contexte initial, la tradition du Nidra Yoga, que leur cohérence a le plus de chances d’être préservée. Seulement, étant moi-même profondément imprégné du Taoïsme Chinois, j’ai choisi dans ce mémoire de présenter un autre regard sur ce vécu. Autant que possible, je tenterai de comparer les différences de compréhension de ces vécus entre la tradition indienne du Nidra Yoga et la tradition chinoise du Taoïsme.
Je me conforme ainsi à un mode de réflexion cher à ces deux cultures, indienne et chinoise, qui consiste à ne pas opposer les différentes interprétations, les différentes compréhensions du réel, mais plutôt à tenter de les intégrer, de même que différents angles de vue sur une montagne ne sont pas « la montagne », mais contribuent à en donner une meilleure connaissance à qui sait les intégrer sans en exclure les apparentes contradictions.
Je prendrai pour fil directeur de cette recherche les différentes sensations que j’ai pu rencontrer dans la pratique : sensations corporelles, zones du corps, couleurs, sons, modifications de la notion de temps.
Pour chaque aspect, je tenterai d’exposer la vision Taoïste, et de la comparer à la tradition d’origine du Nidra Yoga. Ces comparaisons, en plus d’offrir au pratiquant de larges espaces d’interprétation, permettront de mieux comprendre, à travers un biais très expérimental, le contenu et les particularités de ces traditions.
1. Brève présentation des deux traditions
Ce que je nomme le Qigong dans cet écrit est l’enseignement théorique et pratique que j’ai reçu de mon enseignant, professeur Bai Yunqiao, avec lequel, huit ans durant, j’ai étudié deux mois par an à Pékin. Le Qigong 气功, littéralement « Travail de l’énergie », est un ensemble de pratiques corporelles visant à renforcer la vitalité et développer les « potentialités immergées » de l’être humain. Le socle spirituel du Qigong est sans aucun doute la culture Taoïste, mais comme nous le détaillerons plus bas, on trouve dans les enseignements du Qigong de multiples influences.
Il est impossible de dater précisément l’émergence du Qigong, qui semble être issu des pratiques rituelles shamaniques (on trouve encore aujourd’hui de nombreuses pratiques d’imitation des animaux, par exemple). Selon la tradition, le personnage mythique de Fuxi, premier père de la pensée taoïste, aurait vécu au paléolithique.
Les connaissances traditionnelles évoquent aussi les premières pratiques d’imitation des animaux comme un moyen pour les premiers humains de s’approprier les savoirs et énergies des grands prédateurs, afin de survivre dans leur environnement.
Je nomme Nidra Yoga l’enseignement que j’ai reçu de André Riehl ces dernières années. Bien que le terme Nidra ait aujourd’hui le sens de « rêve ou sommeil profond », il semble qu’à l’origine, il ait désigné « l’état d’unité », puis plus tard « l’état où on perçoit la réalité comme un rêve », c’est-à-dire où on la perçoit comme un mouvement constant, sans début, sans fin, sans but.
Le Nidra Yoga est issu du Shivaïsme originel, qui prendra bien plus tard le nom de Tantrisme. Il a été transmis dans les milieux ascétiques de façon orale, ce qui fait qu’aucun écrit classique ancien n’en détaille le contenu ni les origines.
Seule la Mandukia Upanishad évoque des concepts proches de ceux du Nidra Yoga, dont la forme archaïque aurait été l’Asparsha Yoga.
D’après les enseignements oraux, le Nidra Yoga, remonterait à la préhistoire : dans un état où les premiers humains étaient constamment menacés par leur environnement, le développement de la vigilance, de la concentration et de la présence aurait été un élément crucial pour la survie.
On voit d’ores et déjà se dessiner une similitude entre les deux traditions :
Leur origine aussi ancienne que l’humanité, mais aussi leur transmission orale, à travers des lignées de pratiquants.
L’histoire récente, en revanche, en est quelque peu différente : le Nidra est sorti des cercles ascétiques depuis quelques décennies seulement, tandis que dans le Qigong, de nombreux textes classiques existent. Par exemple, le Zhu Bing Yuan Hou Lun (诸病源候论), daté du VIème siècle de notre ère, détaille plusieurs centaines de pratiques de formation en Dao Yin (terme ancien désignant le Qigong), à choisir en fonction du type de déséquilibre du pratiquant.
Il faut nuancer cette abondance d’écrits de référence à propos du Qigong : l’enseignement en a toujours été initiatique, au sein de familles ou de lignées d’enseignement. Sans un enseignement oral, il est impossible d’appliquer les savoirs consignés dans les classiques, et tout comme dans la culture indienne, l’enseignement n’était pas, loin s’en faut, ouvert à tous.
Cependant, les pratiques de Qigong ont très tôt été diffusées parmi les alchimistes, les médecins, les guerriers, les calligraphes, etc. Dans la Chine ancienne, la quête spirituelle a rarement été séparée de la vie sociale, alors qu’il semble que pour le Nidra Yoga, les pratiques étaient surtout transmises à des ascètes qui consacraient leur vie à cette quête.
2. Faut-il tenter d’interpréter les sensations ?
C’est à travers l’idée d’interpréter les sensations vécues dans le Nidra Yoga que nous allons toucher les premières similitudes (accompagnées de nuances) entre la tradition indienne du Yoga, et celle chinoise du Qigong.
Tout d’abord peut se poser cette question : les sensations doivent-elles être interprétées ?
L’interprétation est l’action d’attribuer un sens, une signification, ou de rendre intelligible un contenu, quel qu’il soit.
Interpréter présuppose déjà que ce contenu ait un sens, qu’il appartient au pratiquant (éventuellement avec l’aide de son enseignant), de mettre au jour.
Que ce soit dans la tradition indienne ou chinoise, il n’y a pas d’ambiguïté sur le fait que les contenus expérimentés dans la pratique ont un sens. Ceci ne serait pas forcément le cas dans toutes les cultures, mais dans ces deux creusets culturels, une sensation est la manifestation d’une énergie. Celle-ci existe bel et bien, en tant que telle, et quelle que soit la façon dont le mental va ensuite la traiter.
Dans la tradition chinoise, interpréter les ressentis a un rôle bien défini : cela permet d’identifier les processus à l’œuvre lors de la pratique, de définir la phase dans laquelle se situe le praticien, éventuellement déceler des problèmes (physiques, psychologiques ou autres) auxquels il serait possible de remédier, par exemple en modifiant légèrement les consignes de pratique.
Evidemment, il ne s’agit pas de donner aux sensations une connotation positive ou négative : ce sont de simples repères, ils doivent être pris comme tels. Le danger, surtout avec l’imprégnation occidentale, pourrait être d’utiliser ces informations pour glorifier ou dévaloriser sa personne ou les autres. En tant qu’enseignant en Qigong, par exemple, il n’est pas inutile de rappeler régulièrement que les sensations sont des jalons sur un chemin exclusivement individuel : nul ne peut juger ou comparer deux personnes, ça n’a aucun sens puisque l’idée est juste de plonger en soi-même.
Ce serait comme, lors d’un apéritif, tenter de comparer lequel des invités apprécie le plus la tiédeur du soir (ou le goût du jus d’ananas). C’est individuel, la comparaison n’a pas de sens dans ce domaine.
Dans le Nidra Yoga, tout ce que nous venons d’évoquer reste vrai. Mais il s’y rajoute une particularité propre au processus d’allègement des mémoires. Du fait que l’un des principaux objets de la pratique est d’aider le pratiquant à se défaire des charges liées à ses mémoires, le processus « idéal » est celui au terme duquel le pratiquant n’a plus aucun souvenir. Il faut donc être particulièrement vigilant à ne pas se saisir des ressentis, ce qui pourrait bloquer tout le processus d’oubli.
Le simple fait de penser que les ressentis seront à interpréter risque de pousser le pratiquant à les « rechercher », tenter plus ou moins consciemment de les « saisir ». Si ce mécanisme se met en œuvre, la pratique risque bien, plutôt que d’alléger les charges mémorielles, d’en créer de nouvelles tout aussi vivaces.
Il me semble que c’est pour cette raison que dans la pratique, l’accent est rarement mis sur l’évocation et l’interprétation des sensations. Non parce qu’elles n’ont pas de sens, mais parce que leur sens est dans le processus qu’elles manifestent. Elles ne doivent en aucun cas être « saisies ».
Pour donner une comparaison scabreuse (mais autorisée au praticien en médecine chinoise que je suis), il y a là une similitude avec l’observation des selles : elles donnent de précieuses informations sur l’état de santé, sur ce qui est éliminé et comment. Leur observation est donc précieuse pour assurer un diagnostic exact, et donc les meilleures chances d’amélioration. Cependant les selles n’ont pas vocation à être précieusement conservées.
Un autre écueil consiste à chercher à interpréter les sensations dès qu’elles se présentent. Si on fait ça, le mental ajoute un grand poids à tout le processus, et généralement, les sensations s’arrêtent (ou parfois sont modifiées). Le doute et la confusion s’installe, la pratique en est gravement impactée. Il faut donc s’habituer à ressentir sans juger, sans interpréter, afin de ne pas influencer ou interrompre le processus en cours.
Durant la pratique, le mental devrait donc se placer en pur observateur pour éviter cet écueil. Il n’est là que pour observer, témoigner. L’éventuelle interprétation ne doit être faite qu’à posteriori.
Sinon, le risque est de ne finalement ressentir que notre propre cadre d’interprétation.
3. Existe t’il une grille d’interprétation des sensations ?
Quand on pense à interpréter les sensations émanant durant la pratique, se pose immédiatement la question du sens. Quel sens donner, par exemple, à des fourmillements dans un pied, ou bien à l’apparition d’une couleur rouge ?
Nous verrons qu’il existe des différences notables entre les traditions indienne et chinoise sur ce point.
Mais l’essentiel, selon moi, ne se situe pas là. Il y a un point absolument fondamental qui est très similaire : l’accueil de la multiplicité même, dans ces deux traditions. Cette particularité a de quoi effarer l’esprit occidental le plus décomplexé.
Dans la tradition chinoise, cette multiplicité de points de vue est illustrée par les trois principales sagesses, à savoir le Taoïsme, le Confucianisme et le Bouddhisme.
En tant qu’occidental, habitué aux Religions du Livre, monothéismes dont le rôle social est justement de regrouper des personnes, on conçoit mal comment on pourrait être juif, chrétien et musulman tout à la fois. Ce serait à l’encontre de l’esprit même de religions qui, en « reconnaissant les siens », excluent quasi-immanquablement les autres.
Dans la pensée chinoise antique, il semble que le rôle de la religion soit tout autre. Mode d’emploi plus qu’acte de foi, cette pensée est prête à respecter et intégrer tout ce qui a du sens, tout ce qui est utile.
J’ai été frappé de l’incompréhension de mon enseignant quand je lui ai demandé s’il était taoïste, bouddhiste ou confucianiste. Il ne parvenait tout d’abord pas à comprendre la question, pour finalement me répondre que ces trois courants n’avaient pas la même utilité.
Pour étudier avec assiduité, il convient de s’inspirer de Confucius, tandis que Lao Zi nous enseigne à suivre notre nature, et Bodhidharma la bonté du cœur.
Le proverbe dit « Le Taoïsme fait l’Humain, le Confucianisme fait les affaires, le Bouddhisme raffine le cœur ».
Note : 道家做人儒家做事佛家修心Dao Jia Zuo Ren Ru Jia Zuo Shi Fo Jia Xiu Xin. Cette phrase est aussi le titre d’un ouvrage à succès paru en 2011, traitant de la culture chinoise dans son ensemble.
Un esprit suffisamment éveillé doit être capable d’intégrer les trésors de sagesse inhérents à chaque religion, bien au-delà des trois sagesses de la Chine : Christianisme, Indouisme, Islam, etc… portent tous des savoirs qui peuvent nous éveiller, et nous rapprocher de la vérité d’être, et donc d’une meilleure efficacité dans notre quête de vérité.
Exprimé autrement, chaque religion ou tradition est un point de vue, un regard sur la nature de l’univers. Pour celui qui désire comprendre en profondeur la Vie et la nature de l’Univers, chaque regard différent est une aide pour s’approcher de la compréhension et de l’éveil. Cette nature est unique, mais elle a été ressentie et exprimée de diverses façons en fonction des époques et des régions du monde.
Selon l’analyse de mon enseignant en la matière, le professeur Bai Yunqiao, toutes les religions sont établies sur trois fondements : La Vérité, la Bonté et la Beauté.
Note : 真善美Zhen Shan Mei. Ce terme 真 Zhen, traduit ici par Vérité, désigne aussi dans le Taoïsme l’être véritable, l’être à l’état naturel, celui qui suit entièrement sa nature.
Comprendre cette base est une aide pour intégrer les spécificités de chaque religion.
Chaque Chinois est donc un peu Taoïste quand il s’agit de contempler la nature ou de s’unir à son partenaire, Confucianiste quand il joue son rôle social, travaille, éduque ses enfants, et Bouddhiste quand il prie, fait des offrandes, s’occupe des plus démunis… La pensée chinoise a admirablement intégré ces trois courants sur la base de « ce qui est vrai est ce qui est efficace dans une situation donnée ».
J’ai eu la surprise par exemple, au Temple des Nuages Blancs à Pékin, haut lieu du Taoïsme en Chine, de recevoir d’un moine taoïste qui m’avait « pris sous son aile » une pratique méditative bouddhiste. Quand je l’ai interrogé sur l’origine de cette pratique, il m’a simplement répondu « les Bouddhistes sont très forts dans ce domaine ! ».
Dans la pensée chinoise, ce qui est vrai entre les trois sagesses l’est aussi au sein d’un seul courant. Par exemple, dans la théorie taoïste du Yin Yang, le Yin est noir, le Yang est rouge. Toujours dans le Taoïsme, la Terre, Yin, est associée à la couleur noire, tandis que le Ciel, Yang, est associé à la couleur blanche. Dans la théorie (encore taoïste) des Cinq Eléments, la terre est représentée par la couleur jaune, c’est l’eau qui est représentée par la couleur noire.
Contradiction ? Non, complémentarité ! En médecine, par exemple, on va utiliser les Cinq Eléments si on recherche un déséquilibre organique (chaque organe étant associé à un élément) tandis qu’on utilisera la théorie du Yin Yang pour comprendre un déséquilibre plus global. Ce qui est vrai est ce qui est efficace dans un contexte donné.
Dans la pensée indienne, cette même pensée intégrative est également omniprésente. Sa manifestation la plus éclatante serait sans doute la théorisation des Darshana, les six possibilités de compréhension du réel. Plutôt que de développer une théorie unique pour comprendre l’univers, les anciens ont classé l’ensemble des types de compréhension en six courants, codifiés en trois couples présentant chacun un aspect opératif et un aspect spéculatif :
Yoga (pratique) et Samkya (théorique)
Vedanta (pratique) et Mimansa (théorique)
Vaisheshika (pratique) et Nyaia (théorique).
Le Nidra Yoga, bien qu’il porte le nom de Yoga, est une pratique issue du Shivaïsme originel, bien avant que celui-ci ne soit nommé Tantrisme. Mais il est évident qu’il porte des influences des autres courants de l’Indouisme. Par exemple, l’enseignant pourrait conseiller, à un moment de la pratique, d’avoir recours à des pratiques appartenant au Yoga pour aider un élève dans une situation particulière.
La coexistence de ces systèmes, loin de démontrer que l’un est vrai tandis que les autres sont faux, démontre au contraire l’incroyable richesse et complexité du réel, et partant, la multiplicité des outils permettant de l’appréhender.
Cette réflexion préliminaire doit permettre d’accueillir les différences d’interprétations qui vont suivre non comme des incohérences, mais au contraire comme la façon dont la richesse des sensations peut être reconnue de façon multiple. Il n’y aura jamais une seule façon de comprendre une sensation. Une interprétation juste sera simplement celle qui permettra au pratiquant de faire un pas de plus dans son chemin vers lui-même. Elle ne sera jamais la réponse unique ou absolue.
4. La récitation des organes
Il s’agit de l’une des pratiques de base du Nidra Yoga tel qu’il m’a été enseigné par André Riehl. Il s’agit de déplacer la conscience dans les différentes zones du corps. Au début, on se contente de sentir chaque zone, mais peu à peu, on y ajoute des sons, des couleurs, ou encore des intentions plus subtiles. Dans cette partie, nous nous intéressons au trajet lui-même de cette récitation.
Il existe un trajet complet, et un trajet plus court, issu de l’un des rares textes classiques évoquant le Nidra Yoga : la Mandukia Upanishad.
Le trajet court présenté dans la Mandukia Upanishad
La Mandukia Upanishad évoque l’être humain comme composé de sept parties, qui sont les mêmes qui composent l’univers (Le terme Purusha désignant l’Être, sans distinguer s’il s’agit du Cosmos ou de l’être humain) :
La tête, en relation avec le firmament.
L’œil droit, le soleil.
L’œil gauche, la lune.
Les poumons, l’atmosphère.
L’estomac, la région entre le Ciel et la Terre.
Les reins, l’eau.
La bouche, le feu.
Les pieds, la terre.
Il est marquant de constater que les « reflets » entre le corps et l’univers sont aussi omniprésents dans la culture taoïste. La meilleure illustration en est le « Diagramme du Paysage Interne » (Nei Jing Tu 内景图). Comme on peut le voir ci-dessous, il représente l’œil droit comme le soleil, l’œil gauche comme la lune, le sommet du crâne comme une chaîne de montagnes (les monts Kun Lun), les glandes salivaires comme une source, un buffle au niveau du bas-ventre, etc.
Pour compléter cette vision, il faut savoir que nombre de points d’acupuncture portent un nom symbolique représentant la partie du corps. Par exemple :
– à l’interne de la cheville, le point Ruisseau Suprême (Tai Xi),
– sous la plante du pied, la Source Jaillissante (Yong Quan),
– sous la langue côté gauche Liquide d’Or (Jin Jin)
– Sous la langue côté droit Liquide de Jade (Yu Ye), etc.
Il serait extrêmement fastidieux de détailler cette vision du corps chez les Taoïstes, du fait qu’il y a environ 400 points répertoriés et couramment utilisés.
Pour approfondir cette vision, on peut se référer à Catherine Despeux, qui analyse dans son ouvrage « Taoïsme et Connaissance de Soi » une autre de ces cartographies, le Diagramme du Perfectionnement Véritable (Xiu Zhen Tu 修真图).
On peut voir sur cette cartographie (ci-dessous) la représentation des différentes phases de la lune dans le corps.
Le trajet complet de la récitation des organes
Dans le trajet complet, chaque zone est traditionnellement désignée par un son. Ceci en fait un enseignement particulièrement ésotérique, intraduisible. D’où l’absence de ces trajets dans les textes traditionnels. Seule la tradition orale les a véhiculés jusqu’à nos jours.
Dans le trajet complet, la partie musculo-squelettique s’effectue en cinq phases :
– On part du pouce droit, puis on déroule les autres doigts, tout le membre supérieur, le côté du buste, hanche et membre inférieur, jusqu’au pied et aux cinq orteils.
– Puis on refait le même trajet du côté gauche.
– On part ensuite de la tête, et on descend jusqu’aux pieds par l’arrière du corps.
– On repart ensuite de la tête, et on descend ensuite jusqu’à l’anus par l’avant du corps.
– On finit en réunifiant tout le corps, de façon à en sentir la globalité.
Selon la légende, cet ordre serait celui avec laquelle la déesse Sati aurait été démembrée par Vishnou, afin de délivrer le monde de l’errance de Shiva, qui la portait morte sur ses épaules, fou de douleur.
Il existe de nombreuses versions de ce mythe, dont la pratique du Nidra Yoga n’est que l’une des applications. Ce « démembrement » est aussi à l’origine d’un ensemble de « lieux sacrés » ou seraient tombés les morceaux du corps de la déesse. Les pratiques effectuées en ces lieux sont réputées permettre la révélation de d’accomplissements (Siddhi) chez le Yogi.
Dans une vision plus contemporaine, cet ordre serait en lien avec l’activation de zones du cerveau adjacentes. Les Yogis auraient perçu que cet ordre est le plus à même d’activer l’ensemble du cerveau de de le placer en état de conscience élargie (Thurya).
Observé du point de vue de l’énergétique chinoise, cet ordre a aussi une grande logique :
Le fait de commencer par les côtés du corps correspond à l’activation du méridien de la Vésicule Biliaire. Cet organe est considéré comme le « petit Yang » (Shao Yang), l’étincelle qui permet d’allumer le feu. Ce méridien est par exemple en lien avec la plage horaire de 23h à 1h, le moment où l’énergie Yang du jour commence à peine à poindre. Nombreuses sont les pratiques de Qigong qui commencent par activer les côtés du corps, le méridien de la Vésicule Biliaire, avant de continuer par des zones qui vont faire monter le Yang en puissance.
Ensuite, le fait d’activer l’arrière du corps est en lien avec le méridien de la Vessie, correspondant lui au « Grand Yang » (Tai Yang). Une fois que l’on a obtenu une petite flamme, on peut mettre le feu à un brasier. En énergétique chinoise, le méridien de la Vessie permet d’activer l’ensemble des organes, il est très proche de notre axe central, et de la force qui protège l’organisme des attaques extérieures.
Enfin, la descente sur l’avant du corps est plus difficile à associer à un méridien unique. On pourrait aisément l’associer au méridien de l’Estomac, la « clarté du Yang » (Yang Ming), si ce n’est que le méridien descend jusqu’aux pieds et n’englobe pas la ligne médiane, avec le sexe et l’anus.
Il semble plus juste de l’associer au Vaisseau Conception (Ren Mai) et au méridien du Rein, qui convergent jusqu’au périnée. Ces deux méridiens ont une énergie très Yin, favorisant un mouvement de l’énergie (et donc de la conscience) vers la profondeur du corps.
Ces trajets auraient donc en énergétique chinoise le sens suivant :
– Allumer le premier feu de la Vésicule Biliaire.
– Embraser le feu plus vaste de la Vessie, touchant l’ensemble des organes.
– Entraîner ce feu vers la profondeur du corps à travers le Rein et le Vaisseau Conception.
Si cette pratique avait été proposée en Qigong, c’est ainsi qu’elle aurait été expliquée.
Il subsiste cependant une particularité difficile à expliquer en termes d’énergétique chinoise, car elle est, me semble-t-il, en lien avec la différence culturelle entre l’Inde et la Chine :
Le fait de commencer par le côté droit correspond, dans la culture Indienne, au côté de l’Esprit, de Civa, du masculin, du « verbe créateur » dirait la tradition judéo-chrétienne.
Note : Le signe de la croix originel, pratiqué encore aujourd’hui par les orthodoxes, se fait de haut en bas puis de droite à gauche.
Or, dans la tradition chinoise, c’est le côté gauche qui joue ce rôle, du fait que l’on oriente généralement le corps face au sud. Dans cette position, le soleil, l’énergie chaude et montante, se lève à gauche. Ainsi, rares sont les pratiques de Qigong qui commencent par le côté droit, sauf si on souhaite commencer par faire descendre les énergies Yin avant de faire monter les énergies Yang.
Ceci peut avoir sa logique dans certains principes de traitement, mais dans les pratiques corporelles en Chine, c’est une exception plus que la norme.
Note : Cette différence en explique une autre : dans la Mandukia Upanishad, le soleil est associé à l’œil droit et la lune à l’œil gauche, alors que c’est l’inverse dans le Nei Jing Tu.
Cette structure de la surface (trajet Yang) vers la profondeur (trajet Yin) se retrouve dans la suite de la « récitation du corps » : après avoir suivi ces trajets en surface du corps, c’est-à-dire dans les zones Yang, on plonge dans les zones Yin, profondes, avec les organes, les os et les moelles. En énergétique chinoise, les os et les moelles sont régis par l’énergie des Reins, organe Yin par excellence.
Cet ordre favorise donc une « plongée » de la conscience, dans tous les sens du terme, des sphères les plus superficielles aux plus profondes, et des états les plus superficiels aux plus profonds.
Dans mon expérience personnelle, cette notion de surface et de profondeur est un ressenti très présent. J’ai souvent l’impression que l’état de veille est comme la surface d’une eau, sur laquelle on glisse et flotte d’autant mieux qu’on a une certaine vitesse.
Cette notion de vitesse correspond sans doute à l’état d’activité mentale, une sorte d’agitation de fond dans le fonctionnement du système nerveux. Elle permet de flotter, ricocher à la surface des choses sans s’enfoncer dedans.
Cette surface nous coupe (et nous protège) de tous les contenus hors du champ de conscience de l’état de veille.
Durant la récitation du corps, il m’arrive souvent de m’enfoncer à travers cette surface, sortant alors des limites de temps et d’espace structurées par l’état de veille. Je vis ces autres états de conscience comme plus profonds, plus enfoncés, plus immobiles, alors que la veille est plus superficielle et rapide.
Ce ressenti est encore amplifié par l’impression d’arrêt respiratoire dans les états plus profonds : je suis comme en apnée au fond de l’eau. Parfois je coule lentement comme un crocodile, parfois tombe comme une pierre, parfois je suis happé alors que je ne m’y attends pas, comme un moucheron happé par une truite.
Le résultat est le même : je me retrouve sous l’eau, je ne suis plus sur une surface mais dans un espace aux dimensions multiples.
Ce qui me passionne dans la pratique du Nidra, ce n’est pas tant le contenu de cette profondeur infinie, que nous évoquerons plus en détails plus bas. C’est surtout la consistance et la nature de cette surface, de cette frontière : en l’explorant, en découvrant ses dynamiques et son fonctionnement, j’ai l’impression d’unifier différentes dimensions de moi-même, de réconcilier différents aspects de mon être.
5. Les sensation corporelles
Durant la pratique du Nidra, nombreuses sont les sensations qui peuvent apparaître. Cette partie aborde les sensations corporelles, qui sont, chez la majorité des pratiquants, les plus présentes quant à la sensation de l’énergie.
Que ce soit dans le Qigong ou dans le Nidra Yoga, les sensations sont considérées comme l’expression de l’énergie.
Dans ces deux traditions, l’énergie est assimilée à une dynamique, à un mouvement, qui peut avoir un grand nombre de propriétés. Les sensations nous renseignent sur les particularités du mouvement énergétique à l’œuvre chez le pratiquant.
Nous pouvons commencer par comparer brièvement la façon dont ces dynamiques sont classifiées dans ces deux traditions.
Dans la tradition chinoise, l’énergie (Qi 气) a quatre mouvements de base :
- La montée
- La descente
- L’entrée (mouvement centripète)
- La sortie (mouvement centrifuge)
Elle a en outre cinq grandes fonctions :
- Réchauffer
- Mettre en mouvement
- Transformer
- Maintenir en place
- Protéger
En fonction de la zone du corps, des fonctions exercées, des organes impliqués, etc., beaucoup de termes différents peuvent être utilisés pour préciser de quel type d’énergie on parle. Le détail des propriétés de chacune de ces énergies dépasse le cadre de ce mémoire, nous nous contentons ici d’en évoquer les principales :
- L’énergie Protectrice (Wei Qi)
- L’énergie Nourricière (Ying Qi)
- L’énergie Originelle (Yuan Qi)
- L’énergie Complexe (Zong Qi)
- L’énergie des Céréales (Gu Qi)
- L’énergie de l’Air (Qi)
- L’énergie des Méridiens (Jing Qi)
- L’énergie des Organes (Zang Qi)
- L’énergie Pathogène (Xie Qi)
- L’énergie Correcte (Zheng Qi)
Etc.
En dehors du corps, mais en interaction constante avec ce dernier, on ne peut omettre
- L’énergie du Ciel (Tian Qi)
- L’énergie de la Terre (Di Qi)
- L’énergie du Cosmos (Qi : La graphie ancienne de ce dernier caractère diffère du caractère utilisé pour les autres énergies (气) : )
Les sensations durant les pratiques seront donc usuellement interprétées comme des manifestations de ces différentes énergies ou dynamiques.
Dans le Nidra Yoga, l’énergie est classifiée de manière un peu différente.
Le terme usuel pour désigner l’énergie est Prana. Il y a 10 dynamiques du Prana :
- Descendant
- Montant
- Centrifuge
- Centripète
- Vers la droite
- Vers la gauche
- Circulaire
- Spiralé
- Point vibrant
- Point immobile
Ces différentes dynamiques peuvent bien sûr se combiner entre elles.
Surtout, elles vont être combinées aux trois niveaux d’intensité (intensité faible, moyenne et concentrée), et aux sept qualités d’énergie inhérentes aux sept chakras.
Tout ceci constitue donc 10 x 3 x 7 = 210 types d’énergies, qui pourront être reconnues par un pratiquant expérimenté.
Ayant brièvement présenté les dynamiques énergétiques dans les deux cultures, nous pouvons maintenant nous intéresser aux sensations qui émergent quand l’attention est placée sur une zone du corps, par exemple durant la pratique de la « récitation des organes ».
La zone peut être sentie avec plus de netteté. Des fourmillements peuvent apparaître dans la zone, des picotements, une sensation de froid ou de chaleur, de légèreté ou de lourdeur. Parfois des douleurs, soit comme une distension, soit comme des coups d’aiguilles.
Dans la pensée du Nidra Yoga, ces sensations correspondent à des mémoires corporelles ou cellulaires. Le fait de mobiliser la conscience permet de les faire émerger. Quand ces mémoires émergent, elles libèrent, déconditionnent l’être, et l’amènent un peu plus près de sa véritable nature. Dans cette dynamique, l’idéal est de ne plus se souvenir des sensations, signe que le déconditionnement a été mené jusqu’au bout.
J’ai parfois vécu ces processus lors de séances de Nidra, où je termine la séance en sachant intimement que je me suis libéré d’un conditionnement fondamental dans ma vie, que j’ai vécu des moments d’une intensité rare, et je n’en garde aucun souvenir.
Il n’y a donc souvent pas lieu d’interpréter de façon formelle le contenu de chaque sensation, tout simplement parce que celles-ci appartiennent toutes au monde des conditionnements dont le Yogi cherche à se libérer.
Cependant, si des souvenirs persistent, les sensations peuvent nous indiquer quels types d’énergies étaient actifs durant la pratique.
Dans le Qigong, on part tout d’abord du principe que l’attention, la conscience, conduit l’énergie. Mon enseignant Pr Bai Yunqiao a ainsi formulé ce mécanisme au début des années 1980, dans une sentence aujourd’hui courante : « Avec l’intention, guider l’Énergie » :
Yi Yi Ling Qi 以意领气. Ce principe n’est pas un scoop, il se retrouve dans l’immense majorité des cultures. Pour prendre un exemple exotique, c’est l’un des principes du Shamanisme hawaiien : « Makia – là où va l’attention, l’énergie suit » (Serge Kahili King).
L’énergie, quand elle afflue dans une zone, va avoir des effets en lien avec ses fonctions, et notamment les trois fonctions fondamentales : la mise en circulation, le réchauffement, la transformation.
Cet afflux d’énergie peut avoir pour premier effet, comme dans le Nidra, de faire émerger des mémoires corporelles, sortes de charges dont le corps se défait dès qu’il a suffisamment d’énergie à sa disposition.
Là où le Qigong dirait « dès que le corps a suffisamment d’énergie, il va l’utiliser pour se défaire de ses mémoires et tensions », le Nidra dirait « l’énergie est absorbée et utilisée par les zones en tension ».
La formulation est différente, mais le sens est très proche : l’énergie « traite » les tensions, d’où la nécessité, dans un chemin spirituel, d’alléger, résoudre les tensions au maximum, afin que l’énergie puisse jouer d’autres rôles dans l’éveil de l’être.
Les sensations peuvent aussi être interprétées, comme indicatrices du type d’énergie à l’œuvre à un moment donné. Les interprétations données ci-dessous sont issues, d’une part, de la tradition médicale chinoise (d’inspiration taoïste), telle qu’elle est présentée, par exemple dans le Classique de l’Empereur Jaune. D’autre part, pour la tradition indienne, les correspondances des sensations sont issues de la notion de Guna, propre au Samkhya et utilisée par l’Ayurveda et le Yoga de Patanjali afin de décrire les phénomènes sensitifs.
Le terme Guna signifie notamment Qualité, Propriété, Subdivision, Catégorie, mais aussi corde et fil.
Il n’est pas aisé de comparer les correspondances dans ces deux traditions, d’une part parce que les catégories de sensations ne sont pas les mêmes, d’autre part parce que le cadre d’interprétation est assez éloigné : mécanismes de l’énergie et du Sang pour la médecine chinoise, prédominances parmi les trois dosha (Vatta, Pitta, Kapha) pour les interprétations indiennes.
Sensations communes aux deux traditions
Sensation plus distincte de la zone concernée
D’après le Qigong :
L’énergie commence à affluer dans la zone. C’est l’énergie qui transmet à l’Esprit les sensations. Quand elle se densifie, l’esprit reçoit plus d’informations.
D’après l’Ayurveda :
L’état de présence est intensifié, ce qui est l’un des objets de la pratique du Nidra Yoga. Généralement, cet état indique que l’activité mentale est calmée, qu’on atteint un état de grande concentration et de grande détente, simultanément.
Comparaison :
Dans ce domaine, il me semble que les deux traditions décrivent (presque) les mêmes processus, avec des mots différents.
Le Nidra Yoga nous permettra de faire un pas de plus en discernant la sensation perçue de l’extérieur (je sens mon pied), et la sensation d’être avec (je suis mon pied et j’ai conscience de moi-même).
Le Qigong porte des idées assez similaires, exprimées de façon différente : le stade le plus avancé du Qigong est formulé comme « Corps, Energie et Esprit ne font qu’Un » :
调身调息调心,三调合一. Ou dit encore autrement, Ciel (associé à l’Esprit), Terre (Corps) et Homme (Energie) ne font qu’un – 天地人合一.
Sensation de Chaleur
D’après le Qigong :
Le Sang afflue. De même que l’intention peut conduire l’énergie, l’énergie conduit le Sang. Quand l’énergie afflue dans une zone durant un certain temps, généralement, le Sang suit.
La sensation de chaleur peut aussi indiquer la présence de feu ou de chaleur dans une zone, par exemple en cas d’inflammation ou suite à une exposition prolongée au soleil
D’après l’Ayurveda :
Abondance de Pitta et Agni, insuffisance de Vata et Kapha. Processus de digestion, d’assainissement, d’expansion, d’inflammation, de colère, de haine.
Comparaison :
Dans ce cas, il semble que l’interprétation présentée par l’ayurveda reprenne une partie de celle du Qigong : la présence de chaleur. En revanche, il n’est fait nulle mention du Sang.
Sensation de froid
D’après le Qigong :
Cette sensation indique un froid dans la zone ressentie. Généralement, comme le froid a la propriété de figer, de congeler, il n’est pas vraiment ressenti, surtout quand il est dans la profondeur du corps (par exemple dans un organe). Il ne sera vraiment ressenti que quand l’afflux d’énergie est suffisamment important pour réchauffer l’intérieur et expulser le froid vers la surface, où il sera ressenti par la peau.
D’après le l’Ayurveda :
Abondance de Vata et Kapha, insuffisance de Pitta. Processus de turbidité, d’inconscience, de contraction, de crainte, d’insensibilité.
Comparaison :
Les deux interprétations se rejoignent sur les principales propriétés du froid.
Sensation de légèreté ou de lourdeur
D’après le Qigong :
Les sensations de légèreté sont généralement associées aux mécanismes de montée de l’énergie, tandis que les sensations de lourdeur sont en lien avec la descente de l’énergie. Ces deux derniers points ne seront pas plus détaillés ici, car ils sont à comprendre en fonction du « mécanisme énergétique » qui détaille les échanges d’énergie entre organes internes, sujet assez complexe pour le néophyte. Pour donner un exemple simple, l’énergie du Poumon doit descendre. Si elle est fortifiée par une pratique, la personne peut avoir l’impression d’être extrêmement lourde.
D’après l’Ayurveda :
La lourdeur est vue comme une abondance de Kapha, insuffisance de Vata et Pitta, processus de nutrition, de lenteur d’esprit, de léthargie.
La légèreté est vue comme une abondance de Vata, Pitta et Agni, et une insuffisance de Kapha. Processus de digestion, de réduction de volume, d’assainissement engendrant de la fraîcheur, de la vigilance. Parfois, cette sensation peut aussi être vue comme un manque de fondement.
Comparaison :
Dans l’énergétique chinoise, les sensations de légèreté ou de lourdeur sont plutôt associées à des mouvements de l’énergie (bien qu’on retrouve aussi, dans certains tableaux pathologiques, la sensation de lourdeur comme un indicateur d’humidité, par exemple).
Dans l’Ayurveda, ces sensations sont plutôt indicatrices d’un déséquilibre, soit vers Kapha (lourdeur), soit vers Vata, Pitta et Agni (légèreté).
Sensations typiquement évoquées dans la tradition chinoise
Sensation de douleur (type distension)
D’après le Qigong :
Cette sensation est typique des stagnations d’énergie. Quand l’énergie stagne dans une zone et que l’intention rétablit une force de circulation, cette mise en circulation crée une sur-pression dans les méridiens et produit cette sensation typique que la zone est sous pression. Ce mécanisme peut par exemple générer des maux de tête, si on met trop d’intention dans les zones de la tête que la circulation n’est pas dégagée, pas fluide.
Sensation de douleur (type douleur pongitives, coups d’aiguilles, coup de poignard):
D’après le Qigong :
Cette sensation indique des stases de Sang. Quand l’intention favorise l’afflux de l’énergie, le Sang afflue à la suite de l’énergie. S’il y a des stases de Sang locales, il peut y avoir des douleurs, typiquement très précises, faciles à localiser, intenses.
Sensation de picotement :
D’après le Qigong :
Cette sensation est typique d’un afflux de l’énergie.
Sensation de fourmis marchant sur la zon
D’après le Qigong :
Cette sensation est typique de l’activation de l’énergie défensive (Wei Qi), en lien avec les fonctions du Poumon.
Sensations typiquement évoquées dans l’Ayurvéda
Nous présentons ici les 20 Guna, traditionnellement considérés comme 10 paires d’opposés.
(Ce paragraphe est notamment appuyé sur un article traitant de l’Ayurveda, présenté sur le site internet de Vedicare : http://www.ayurvedique.com/vedicare-ayurveda/l-ayurveda/prakrutis)
Si nous avons choisi d’aborder l’approche de l’Ayurvéda, c’est qu’il s’agit d’une tradition médicale, donc plus à même d’être comparée au Qigong Tuina.
Dans la tradition indienne « hors médecine », le sens de Guna renvoie aux 3 dynamiques : Tamas, Rajas, Satvas, dont les combinaisons produisent l’ensemble des sensations.
1) le lourd GURU
Augmente KAPHA, diminue VATA et PITTA, augmente la nutrition en volume, la lourdeur, engendre une lenteur d’esprit et la léthargie.
2) le léger LAGHU
Augmente VATA, PITTA et AGNI (FEU), diminue KAPHA aide la digestion, réduit le volume, assainit, engendre fraîcheur, vigilance, ce qui est sans fondement.
3) le lent MANDA
Augmente KAPHA, diminue VATA et PITTA, engendre la paresse, l’action lente, la relaxation, la lenteur.
4) le brusque TIKSHNA
Augmente VATA et PITTA, diminue KAPHA, engendre les ulcères, perforations, a un effet immédiat sur le corps, favorise l’acuité et la rapidité de la compréhension.
5) le froid SHITA
Augmente VATA et KAPHA, diminue PITTA, engendre le froid, la turbidité, l¹inconscience, la contraction, la crainte, l’insensibilité.
6) le chaud USHNA
Augmente PITTA et AGNI, diminue VATA et KAPHA, favorise la chaleur, la digestion l’assainissement, l’expansion, l’inflammation, la colère, la haine.
7) l’huileux SNIGDHA
Augmente PITTA et KAPHA, diminue VATA et AGNI, engendre l’égalité de surface, l’humidité, la lubrification, la vigueur, favorise la compassion et l’amour.
8) le sec RUKSHA
Augmente VATA et AGNI, diminue PITTA et KAPHA, augmente la sécheresse, favorise l’absorption, la constipation.
9) le visqueux SLAKSHNA
Augmente PITTA ET KAPHA, diminue VATA et AGNI, diminue la rugosité et augmente l¹égalité de surface. Favorise l’amour et l’attention à autrui.
10) le rugueux KHARA
Augmente VATA et AGNI, diminue PITTA et KAPHA, provoque la craquelure de la peau ou le craquement des os.
11) l’épais SANDRA
Augmente KAPHA diminue VATA, PITTA et AGNI, favorise la solidité, la densité et la force.
12) le liquide, DRAVA
Augmente PITTA et KAPHA, diminue VATA et AGNI, dissout, liquéfie, favorise la salivation, la compassion et la cohésion.
13) le mou, MRUDU
Augmente PITTA et KAPHA, diminue VATA et AGNI, engendre la mollesse, la faiblesse.
14) le dur, KATHINA
Augmente VATA et KAPHA, diminue PITTA et AGNI, augmente la dureté, la force, la rigidité, l’égoïsme, le manque de cœur, l¹insensibilité.
15) le satvique STHIRA
Augmente KAPHA, diminue VATA PITTA et AGNI, favorise la stabilité, l’obstruction, le support, la constipation, la foi.
16) le mobile CHALA
Augmente VATA, PITTA et AGNI, diminue KAPHA, favorise le mouvement, l’instabilité, l’agitation nerveuse, le manque de confiance.
17) le subtil SUKSHMA
Augmente VATA PITTA et AGNI diminue KAPHA, traverse, pénètre les capillaires subtils, augmente les émotions et sensations.
18) le grossier STHULA
Augmente KAPHA diminue VATA PITTA et AGNI, provoque l’obstruction et l’obésité.
19) le trouble AVILA
Augmente KAPHA diminue VATA PITTA et AGNI, guérit les fractures provoque l¹opacité, le manque de perception.
20) le clair VISHADA
Augmente VATA, PITTA et AGNI, diminue KAPHA, pacifie, engendre l’isolation.
6. Les couleurs
L’apparition de couleurs est l’une des sensations visuelles les plus immédiates, la couleur correspondant à une vibration particulière de l’énergie.
Il faut tout d’abord distinguer les pratiques dans lesquelles on visualise intentionnellement une couleur de celles où elle apparaît spontanément.
Quand on visualise intentionnellement la couleur, l’intensité de cette couleur, sa luminosité, la facilité avec laquelle elle apparaît, peuvent être une indication de l’état de cette sphère particulière de l’énergie.
Cependant, du fait de l’aspect très subjectif de ces couleurs, il est très difficile de pouvoir évaluer la qualité d’une couleur visualisée. Le seul repère reste donc la comparaison dans la pratique : si, par exemple quand on visualise des couleurs dans les cônes entre Bindu et Chakra, si l’un des centres est beaucoup plus intense que les autres, ou au contraire beaucoup plus éteint que les autres, on peut peut-être en déduire un excès ou une insuffisance d’énergie dans cette sphère.
Ce raisonnement est identique dans la tradition indienne et chinoise.
Quand une couleur apparaît spontanément lors d’une pratique, celle-ci peut nous donner une indication sur les processus à l’œuvre, sur la constitution ou sur les problématiques du pratiquant.
Le raisonnement est que les couleurs sont des expressions « imagées » d’une certaine qualité d’énergie. Par exemple, la couleur rouge représente une certaine qualité d’énergie, en lien avec la bouche. Si la couleur rouge apparaît, on pourrait penser qu’un processus énergétique en rapport avec la bouche est en train d’avoir lieu.
De par la complexité des nuances de couleurs, surtout dans la tradition indienne, ce type de bilan ne peut être fait que par un pratiquant expérimenté, qui a déjà rencontré de façon très tangible la nuance de couleur en résonnance avec la bouche.
Il est intéressant de comparer les correspondances proposées dans la tradition du Nidra Yoga avec celles de l’énergétique chinoise.
L’interprétation des couleurs dans le Qigong
L’énergétique chinoise propose une correspondance simple des couleurs en lien avec les cinq éléments, et donc les organes correspondants. A cela, on peut rajouter des correspondances avec le Yin et le Yang, et quelques autres interprétations culturellement admises. Ces correspondances sont résumées dans ce tableau :
Couleur | Elément | Organe | Yin/Yang | Terre/Ciel |
Vert | Bois | Foie | ||
Rouge | Feu | Coeur | Yang | |
Jaune | Terre | Rate | ||
Blanc | Métal | Poumon | Ciel (Yang) | |
Noir | Eau | Rein | Yin | Terre (Yin) |
L’apparition de la couleur mauve est couramment interprétée indiquant un processus d’élévation spirituelle. En effet, la légende raconte que le gardien de la passe de l’Ouest aurait vu une lumière violette arriver, avant que Lao Zi n’apparaisse, monté sur son buffle bleu, en partance pour quitter ce monde.
Le bleu foncé peut être associé au noir et à l’élément eau, mais un bleu plus turquoise sera associé au Bois : le caractère désignant la couleur verte (青 Qing) a les deux sens de vert ou de bleu.
Le jaune et le doré, de par son lien à l’élément Terre, est aussi assimilé à la fertilité. Dans la culture populaire, c’est la couleur de l’érotisme.
Les couleurs dans le Nidra Yoga
Voyons maintenant les correspondances des couleurs dans le Nidra Yoga.
On peut commencer par évoquer les couleurs associées aux chakras, selon les correspondances suivantes :
Chakra | Couleurs associées à l’énergie de chaque centre dans le travail énergétique en Nidra Yoga | Couleurs associées selon le prisme de l’arc-en-ciel (Ces couleurs sont données à titre de référence, car souvent citées dans les ouvrages de vulgarisation de la culture indienne. Elles ne sont pas, à ma connaissance, utilisées dans le Nidra Yoga) |
7ème centre | Transparence lumineuse | Violet |
6ème centre | Blanc lumineux | Indigo |
5ème centre | Blanc lunaire | Bleu |
4ème centre | Noir | Vert |
3ème centre | Rouge orangé | Jaune |
2ème centre | Blanc | Orange |
1er centre | Jaune | Rouge |
L’apparition d’une de ces couleurs peut indiquer qu’un processus est à l’œuvre dans le centre correspondant. A un premier niveau, c’est donc que ce centre est déséquilibré, mais à un autre niveau, c’est qu’une transformation est à l’œuvre dans cette sphère.
Ce raisonnement peut aussi inclure les zones du corps sous la dépendance de chaque chakra, par exemple les gonades pour le 2ème chakra, les yeux pour le 6ème, etc.
On peut aussi évoquer les couleurs reliées aux organes, car de vibrations concordantes :
- Bouche — Rouge vif
- Gorge — Violet
- Nez — Jaune orangé
- Yeux — Blanc bleuté
- Oreilles — Vert pâle
- Cerveau droit — Jaune vif
- Cerveau gauche — Blanc grège
- Cerveau arrière — Noir mat
- Cerveau avant — Noir brillant
- Centre du cerveau — Blanc brillant
- Jaune — Foie
- Pancréas — Vert
- Rate — Blanc
- Estomac — Jaune bouton d’or
- Intestins — Mauve
- Utérus ou Prostate — Doré
- Ovaires ou Testicules — Argenté
- Rein et Vessie — Bleu
- Œsophage — Jaune paille
- Trachée — Blanc
- Bronches, bronchioles — Violet
- Alvéoles pulmonaires — Blanc brillant
- Cœur — Doré
Dans le Nidra Yoga, il est évident que l’intérêt de l’utilisation des couleurs est avant tout un entraînement de la qualité d’écoute : si l’on sollicite les facultés d’imagerie mentale, c’est avant tout pour pouvoir observer leur fonctionnement, et apprendre à s’ancrer dans l’attitude de l’observateur.
Cependant, quand une couleur apparaît spontanément de façon très intense, ou quand elle est particulièrement présente (ou absente), il est possible de l’interpréter selon les correspondances présentées ci-dessus.
Il me semble impossible, dans le domaine des couleurs, de me livrer à un exposé de culture comparée. Au sein même d’une tradition, plusieurs correspondances se chevauchent sans forcément se correspondre. Toute tentative de « faire se correspondre » ces différents systèmes me semblerait forcée.
Il est intéressant, en revanche, d’assimiler ces différentes grilles d’interprétation, afin de pouvoir les utiliser souplement, en fonction des situations.
7. Les sons
Le fait de percevoir des sons durant la pratique peut renvoyer à différents contenus.
Tout d’abord, il peut s’agir de paroles, dont le sens renvoie le plus souvent à l’émanation de mémoires qui se libèrent. Parfois, ces paroles peuvent aussi être la manifestation d’une sorte d’inspiration, de la partie de nous « qui sait », l’être.
Cette inspiration « divine », le Qigong dirait qu’elle provient de l’Esprit Originel (Yuan Shen元神), le Nidra qu’elle est l’émanation de la Conscience, nommée Djiva dans le Vedanta (et Purusha dans le Samkya).
Il n’y a aucun moyen de discerner l’émanation des contenus psychologiques et l’expression de la Conscience, si ce n’est un fort sentiment de certitude intérieure, d’évidence, qui ne laisse pas de place au doute. Le discernement ne devrait donc pas une question dans ce domaine.
Un autre domaine pourrait être la façon dont les sons expriment l’énergie. Quand on perçoit des sons autres que des paroles durant la pratique, quels types, quelles qualités d’énergies expriment-ils ?
Malheureusement, cette étude est à la fois bien trop vaste et bien trop pratique pour que je sois en mesure de donner des réponses. D’autant plus qu’il ne sert à rien de se documenter dans un livre : les sons doivent s’entendre !
Dans le Mantra Purusha, le pratiquant discerne ainsi 525 types de sons différents pouvant exprimant des qualités d’énergie différentes.
Sur ce point, la tradition chinoise est en apparence plus simple.
Le Qigong discerne cinq sons, correspondant aux tons de la gamme pentatonique, et en lien avec les éléments et les organes.
Ces cinq sons (appelées Wu Yin 五音) sont les cinq notes de la gamme pentatonique en musique traditionnelle chinoise :
Son | Prononciation | Note | Elément correspondant | Organe correspondant |
宫 | Gōng | Do | Terre | Rate |
商 | Shāng | Ré | Métal | Poumon |
角 | jué | Mi | Bois | Foie |
征 | zhǐ | Sol | Feu | Cœur |
羽 | yǔ | La | Eau | Rein |
Malheureusement, l’identification des sons en fonction de ces notes, durant une séance de Nidra Yoga, demande une sérieuse pratique de la musique chinoise. D’autres angles sont plus abordables :
– Des sons évoquant les 5 éléments, comme le souffle du vent (bois), le chant d’un torrent (eau), le son lent, profond et épais d’un tambour (terre), etc, peuvent être rapprochés de façon assez immédiate de l’organe correspondant.
– Les montées et descentes du son ou de la musique, en lien avec le Yin Yang, et les montées et descentes de l’énergie dans le corps : le grave correspond au Yin, tandis que l’aigu correspond au Yang ; un son allant du grave vers l’aigu correspond à une montée d’énergie tandis que de l’aigu au grave, c’est une descente de l’énergie.
– Quand il s’agit de voix, on peut aussi penser aux correspondances traditionnelles suivantes :
Voix | Elément correspondant | Organe correspondant |
Criarde | Bois | Foie |
Rieuse | Feu | Cœur |
Chantante | Terre | Rate |
Pleurnicharde | Métal | Poumon |
Grognarde | Eau | Rein |
8. Les modifications de la notion du temps
Lors des pratiques de Nidra, il est fréquent que la notion de temps soit fortement modifiée. Par exemple, le pratiquant peut avoir l’impression qu’une séance d’une heure a duré seulement quelques minutes, ou parfois des années.
En fait, ce type d’évaluations (quelques minutes ou des années) est une façon de qualifier d’autres qualités de temps avec un vocabulaire de la sphère du temps « ordinaire ».
Car ce qui change dans le Nidra, bien plus qu’une perception que la durée est plus longue ou plus courte que ce qu’indique l’horloge, c’est la nature même de la notion de temps.
Le temps dans l’indouisme
Dans la culture indienne, on évoque communément trois visions du temps.
1- Tout d’abord, un temps familier de la pensée occidentale : l’idée d’une évolution linéaire, en progression et complexification constante. Ce temps représentant le fondement même de notre société, il n’y a pas lieu de le détailler plus ici.
2- La deuxième vision du temps est celle du temps cyclique. L’univers est le rêve de Brahma, il est créé et détruit chaque jour.
Les textes anciens indouistes présentent en grand détail la durée de ces cycles universels, les plus longs étant les Kalpa (4 320 millions d’années), correspondant à une journée de Brahma, eux-mêmes formés de 1 000 Mayurga (4 320 000 ans), qui sont eux-mêmes composés de quatre Yuga de durées non uniformes : un âge d’or (Krita Yuga), un âge d’argent (Tetra Yuga), un âge de bronze (Dvapara Yuga) et un âge de fer (Kali Yuga), caractérisé par l’ignorance et se terminant par la destruction.
(Ces durées sont extraites des Purâna, d’après Ralph Stehly, Professeur d’histoire des religions à l’université de Strasbourg).
Sans me prononcer sur le détail de la durée de ces cycles, des durées difficiles pour moi à appréhender, je retiens surtout de cette vision cyclique le fait que notre monde est, d’une certaine façon, en ordre.
S’ils sont si difficiles à appréhender, ces cycles mettent peut-être en relief la difficulté pour tout un chacun de percevoir l’ordre du monde, sa logique. Notre vue est trop partielle, notre vie trop courte. Et pourtant, il y a des forces de construction, de conservation et de destruction qui agissent, chacune au moment opportun, afin d’assurer la pérennité de l’ordre cosmique.
3- La troisième vision du temps serait une sorte de sinusoïde, où le devenir du monde serait composé de hauts et de bas, sans réelle création ni destruction.
Le plus surprenant est la façon dont la pensée indienne parvient à intégrer l’ensemble de ces trois visions : en envisageant le temps comme une spirale, tantôt en expansion (il y a donc à la fois évolution et temps cyclique), tantôt en rétraction jusqu’à disparaître pour renaître. On a donc à la fois création, maintien et destruction, temps cyclique, hauts et bas, et l’absence de commencement et de fin absolus : après chaque « fin du monde », le monde renaît de nouveau. Au vu des échelles de temps annoncées, un parallèle avec le Big Bang et le Big Crush de l’astrophysique contemporaine serait tentant.
Le temps dans la taoïsme
Dans la culture taoïste, on considère aussi trois qualités de temps, mais exprimées de manière un peu différentes.
1 – Le temps linéaire
Le temps linéaire est le temps que nous vivons au quotidien, la plupart du temps. Qu’il soit tourné vers la notion de progrès ou de déchéance, il est en tous cas ancré sur l’idée que notre vie, et le monde, « vont quelque part », qu’il y a un avant et un après chaque évènement. C’est cette notion du temps, profondément ancrée dans le judéo-christianisme, qui nous conduit, par exemple, au réchauffement climatique ou à l’extinction d’espèces animales ou végétales. Si elle a été considérée dans toutes les traditions, c’est dans la nôtre qu’elle trouve sa plus pleine expression :
« Croissez, et multipliez, et remplissez la terre ; et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre. »
(Génèse, 1 : 28)
Que ce soit pour multiplier ou pour assujettir les espèces, il y a en tous cas une direction au temps. La théorie de l’évolution est, de façon assez amusante, la descendante directe des visions de la génèse : Dieu crée, l’homme crée, les structures organiques de la vie se complexifient… Cette vision reste la vision dominante de notre société : on entretient la croyance d’une évolution, nous ayant amenés d’une vie de barbares sanguinaires traînant les femmes par les cheveux à un raffinement progressif, une vie meilleure qu’avant, et finalement, comble de l’évolution, des autos, téléphones ou autres objets de plus en plus sophistiqués. Jamais il ne nous viendrait à l’esprit que les automobiles du siècle dernier étaient plus performantes que celles d’aujourd’hui, ou que nous serions aujourd’hui complètement incapables de bâtir une pyramide : cette pensée profondément subversive remettrait tout simplement en question le mythe fondateur de notre société, qui est le progrès.
A un niveau personnel, ce temps est, justement, très personnel. Il nous conduit à voir notre vie de la façon suivante : on naît, on grandit, on vieillit et on meurt. L’après-mort dépasse le temps linéaire, qui n’y a absolument pas accès. Ce temps reste du monde matériel. Les réalisations de la personne, si elles ont marqué leur époque, sont les seuls éléments à perdurer après la mort.
2 – Le temps cyclique
Le temps cyclique, plus poétiquement appelé temps légendaire, considère que notre monde est un éternel recommencement. Egalement très présente dans la pensée indienne, cette vision est parfaitement illustrée dans la musique, où un motif rythmique se développe, puis revient à son point de départ et recommence. L’immense majorité des musiques, toutes cultures confondues, est appuyée sur le temps légendaire. Une partie du fonctionnement du corps aussi, dont les cycles les plus accessibles sont la respiration, le battement cardiaque et le mouvement respiratoire primaire.
A un niveau global, le temps cyclique nous fait percevoir le monde comme un éternel recommencement, avec des cycles très longs, constitués eux-mêmes de cycles plus courts. A l’échelle de l’histoire humaine, on considèrerait la succession de gloires et de déchéances des sociétés. A l’échelle individuelle, on traverse une succession d’états de veille et d’états de sommeil, on respire, on mange et on défèque, on boit et on urine chaque jour.
Ces cycles peuvent nous placer dans un temps différent, ou tout ne fait que recommencer, tout le temps. Dans la pratique du Nidra, comme dans d’innombrables traditions, l’un des effets de l’attention portée sur la respiration est de nous faire passer d’un temps continu à un temps cyclique.
Dans les traditions ésotériques taoïstes, le temps cyclique est aussi associé aux époques antérieures à l’établissement du patriarcat.
Comme si dans les traditions matrilinéaires antérieures, les peuples vivaient dans un état d’équilibre, permettant aux cycles de se dérouler naturellement, et aux sociétés de perdurer dans un état harmonieux, sans changements radicaux, durant des dizaines de milliers d’années.
Et comme si l’avènement du patriarcat, traditionnellement daté de 5000 ou 6000 ans (assez variable selon les régions du monde) avait bouleversé cet équilibre, et arraché la conscience humaine au temps cyclique pour la faire entrer dans le temps linéaire.
3 – Le temps continue
Le temps continu, aussi appelé temps mythique, ou temps des sorciers, constitue le troisième temps. Il s’agit de l’éternel présent, de la conscience qui s’arrête de suivre le flot des évènements pour se concentrer sur elle-même. Quand on prend place dans ce temps, la conscience devient complètement indépendante de déroulement temporel extérieur, comme si elle investissait le présent.
Son appellation de « temps mythique » renvoie au fait que les mythes existent, en chacun, à chaque instant, indépendamment de l’époque de du lieu. Le terme de « Temps des Sorciers » indique que c’est ce temps que les sorciers utilisent pour dépasser les limites de notre espace-temps ordinaire.
Pour illustrer une expérience que j’associerais au temps continu, j’animais un jour une formation de Qigong. Passablement fatigué en fin de stage, je voulais m’offrir une petite sieste méridionale. Quand je m’allongeai, je constatai, dépité, qu’il était 13h53. La formation reprenait à 14h. Je décidai de me reposer quand même, et je mis mon réveil à 14h. Je me contentai de centrer ma conscience sur le corps, et de ne faire absolument rien. Il y eut alors de nombreux rêves, images, sons, sensations corporelles, qui émergèrent tour à tour. Je me contentai de les observer, immobile. Il me sembla que l’après-midi passait ainsi, mais j’étais dans un tel état de bien-être que je n’aurais voulu bouger à aucun prix. Dans mon ressenti, des heures, des jours passèrent. J’eus l’impression que des modifications profondes avaient lieu en moi. Quand je sortis de cet état, persuadé d’être très en retard, je tournai les yeux vers le réveil. Il était 13h57.
Comparaisons et réflexions
Dans les cultures indienne et chinoise, la vision du temps est multiple, le cyclique côtoyant sans cesse le linéaire et l’instantané.
Ce que le Taoïsme appelle le Temps Continu pourrait bien être à rapprocher de l’état de conscience, l’état où Brama, qui rêve le monde, devient conscient de lui-même.
L’accès à cet état est évidemment ardu, mais il me semble que les pratiques du Nidra peuvent conduire à développer cette faculté. Dans mon ressenti, la détente totale associée à l’attention totale nous rapproche du temps continu, tandis que les crispations, les préoccupations, nous rapprochent du temps linéaire.
Compris à travers le prisme des trois temps du Taoïsme, c’est le temps cyclique qui est la porte du temps des sorciers. D’où peut-être l’importance de l’attention à la respiration, aux battements cardiaques et autres manifestations corporelles : ils nous connectent à des cycles, permettant de glisser vers le temps continu, vers l’éternel présent.
Conclusions
Au terme de cette étude, nous avons évoqué différents aspects des traditions indienne et chinoise, observé certaines de leurs similitudes et différences, sans nous livrer cependant à une comparaison méthodique.
En effet, il y a déjà plusieurs grilles de lecture au sein de chaque tradition, et il nous a semblé stérile de constater que le Foie est vert dans le Qigong et jaune dans le Nidra Yoga, tandis que la Rate est jaune dans la MTC et le Qigong et blanche dans le Nidra Yoga… Bien plus importants sont les mécanismes et raisonnements qui permettent d’appréhender et interpréter les sensations.
Ceux-ci sont très similaires, avec cependant une différence majeure.
Cette différence tient selon moi à l’histoire de ces deux courants : tandis que le Nidra était pratiqué par des ascètes dont la principale aspiration était de réaliser l’unité, le Qigong était pratiqué par des médecins dans le but de mieux soigner leurs patients, des guerriers dans le but d’être invincibles, des stratèges dans le but de mieux appréhender des situations critiques, etc.
L’expression de « matérialisme spirituel » me vient souvent à l’esprit quand je pense au Qigong, mais pas au sens où l’a formulé Chögyam Trungpa : il ne s’agit pas d’utiliser la spiritualité pour renforcer l’ego, mais il s’agit cependant de l’utiliser.
Pourquoi ?
Cette question nous renvoie à la théorie du Mandat Céleste, particulièrement chère aux Confucianistes : nous sommes chacun en ce monde pour accomplir notre mandat (qu’il consiste en conduire un camion, diriger une entreprise, ou élever des enfants).
Cette tâche que le Ciel nous a confiée, nous devons la mener à bien de notre mieux, et la spiritualité est notre aide dans cette mission.
A la lumière de cette différence culturelle, on voit donc comment des sensations peuvent être abordées avec des angles très complémentaires : le Nidra Yoga les voit plus volontiers comme l’expression de mémoires à abandonner, le Qigong comme des informations sur les processus énergétiques à l’œuvre. La différence est bien moins une différence de contenu qu’une différence d’approche :
Le Nidra Yoga est une tradition Ascétique, en quête d’absolu (même si des jalons peuvent parfois être nécessaires pour atteindre cet absolu).
Le Qigong Tuina est une tradition médicale, en quête d’équilibre (même si l’ascèse et l’absolu peuvent être des phases nécessaires pour atteindre l’équilibre).
Mon enseignant Bai Yunqiao m’a souvent répété que soigner des patients était la seule façon de mesurer son propre niveau de compréhension de l’Esprit : si les patients guérissent, c’est qu’on comprend ; s’ils ne guérissent pas, c’est qu’on est dans le faux. On dit donc que les patients sont nos meilleurs enseignants.
C’est là le raisonnement d’un médecin ; un expert d’arts martiaux me l’avait une fois exprimé autrement :
« L’intérêt du combat, c’est que l’adversaire pointe sans cesse nos points faibles. L’adversaire est notre meilleur maître ».
Fondamentalement, le Nidra Yoga considère plutôt les réalisations comme des leurres, pouvant nous distraire de l’état d’unité. Nombreux sont les exemples où André Riehl m’a « libéré » en me permettant d’abandonner une aspiration, un objectif, une quête. Finalement, à chaque fois, cet abandon m’a rapproché de moi-même, d’un état d’unité, ce qui est le cœur du Yoga.
Poursuivre une quête ou abandonner une quête…
L’attitude vis-à-vis des sensations, jalons concrets de notre cheminement, est donc forcément très différente.
Cependant, cette différence de tendances, que je viens d’évoquer très nettement, n’est pas si tranchée dans la réalité.
Par exemple, le Nidra emploie des méthodes de guérison énergétique, alors même que l’esprit ascétique, poussé à son extrême, pourrait voir la santé et la maladie comme deux manifestations de l’unité : pourquoi en préférer une ?
Et à l’inverse, le Qigong insiste beaucoup sur le fait de vider son cœur de tout désir et de toute connaissance afin de ne faire qu’un avec « le Ciel et la Terre ».
Pour ma part, la quête d’unité est un moteur omniprésent dans ma vie. Je suis très sensible au sentiment de déchirement qui peut naître du fait d’être confronté à devoir choisir entre plusieurs professions, plusieurs arts, plusieurs modes de vie, plusieurs visions des choses, plusieurs traditions.
Ces réflexions m’ont permis d’avancer dans ma recherche d’unité intérieure, qui passe par le fait d’intégrer en moi ces différences d’approches jusqu’à un certain point, et aussi par le fait d’accepter que certaines différences sont simplement irréconciliables. L’intégration se fait par l’accueil de la diversité.
Entre ces deux tendances, agir et accueillir, chercher à intégrer et accepter la non-intégration, c’est une patiente quête d’équilibre qui guide mes pas.